Ervart : intentions

Ervart : note d'intention

J’avais été sonné par la lecture de Nietzsche et j’avais commencé par écrire une suite de petits quatrains, c’était en 1991, une époque où j’étais vraiment emballé par la poésie. En parallèle je commençais à travailler sur une pièce visant à détruire les fondements de l’œuvre de Jean-Paul Sartre, mais ça n’était pas très probant.

 

Le principe était le suivant : une succession de tableaux mettaient en scène Jean-Paul Sartre dans des situations de la vie quotidienne à la fin desquelles il se faisait systématiquement assassiner par un enfant ou un handicapé.

 

Par exemple, on voyait Jean-Paul Sartre au marché qui achetait des poireaux en énonçant des vérités existentielles comme il en avait l’habitude — et à la fin il se faisait étrangler par la marchande qui était en réalité un enfant tueur déguisé.

 

Dans le tableau suivant on retrouvait Jean-Paul Sartre à la plage qui méditait en bronzant et soudain il se faisait trucider à coups de manche de parasol par une petite fille déguisée en plagiste.

 

Une autre fois, Jean-Paul Sartre s’envolait pour le Vietnam dans un avion supersonique mais des tirs de DCA l’obligeaient à s’éjecter ; il regagnait le sol en parachute et alors qu’il touchait terre, un paysan savoyard, sous le costume duquel se cachait un paraplégique, l’ébouillantait avec plusieurs litres de fondue au fromage.

 

La scène était réellement jouissive, mais le principe était entendu, et même si je variais les modalités des exécutions on ne saisissait pas très bien les motivations sous-jacentes — si ce n’est l’acharnement d’un dramaturge sur un intellectuel sans défense.

 

J’ai ensuite cherché une autre forme, et j’ai commencé à travailler sur l’agonie de Jean-Paul Sartre.

 

Jean-Paul Sartre était sur son lit de mort et les gens faisaient la queue pour venir lui dire des saletés à l’oreille.

 

Et parmi tous ces gens qui venait lui parler, il y avait Friedrich Nietzsche. Quand il s’est avancé vers Jean-Paul Sartre je le trouvais tellement beau, tellement présent, il captait à lui seul toute l’attention — même William Shakespeare, qui était un peu plus loin dans la queue, semblait tout petit et presque ridicule. J’ai alors compris que je devais inverser le processus : plutôt que d’écrire contre Sartre j’allais écrire pour Nietzsche. J’ai accumulé des dizaines de pages de brouillons, mais ne parvenant pas à me décider sur une version définitive, le projet s’est retrouvé dans un tiroir.

 

C’est seulement quelques années après, à la faveur de ma rencontre avec Michel Bérubé que j’ai pu mettre un point final à plusieurs années de tergiversations. Qu’il en soit ici sincèrement remercié.

 

Et même si Nietzsche s’est retrouvé au fil du travail peu à peu effacé au profit d’autres obsessions comme la quête de soi, l’onanisme, la citation, la paranoïa, l’équitation, l’alcoolisme, l’éducation, la zoophilie ou la guerre, il reste l’armature, le socle, le point de départ et le point d’arrivée, la figure sur laquelle repose cette fresque faussement joyeuse qu’est, je l’espère, Ervart, ou les derniers jours de Frédéric Nietzsche.

Genève, février 2004